L’entreprise libérée est présentée comme un modèle d’organisation miracle: celui qui comblera de bonheur le salarié en le “libérant” des chaînes de la hiérarchie et des managers, lui octroyant autonomie, confiance et responsabilisation. Mais que faut-il en espérer réellement?
Récemment, nous avons engagé la conversation avec un bon nombre d’entre vous sur LinkedIn.
L’objectif ?
Sonder les opinions sur la QVT, en ce début d’année 2019.
Nous avons reçu ce témoignage, ce franc “coup de gueule”, que nous souhaitons partager avec vous.
J’y ai cru, et j’ai été déçu… Depuis, j’en ai marre de tous ces “happy”.
Et à vrai dire, nous aussi.
On en a marre des initiatives “happiness”, du culte du bonheur en entreprise, du culte d’une liberté qui ne naîtrait qu’en dehors de tout lien hiérarchique.
Suite à ce message, nous nous sommes dit qu’il était temps de revenir sur ces grandes tendances et de les analyser.
Nous avons sélectionné l’une de ces tendances pour commencer : l’entreprise libérée.
Vous savez, ce modèle d’organisation révolutionnaire qui a suscité bien des réactions, des espoirs et des émotions depuis sa médiatisation ?
⚠️ Spoiler alert ⚠️ Nous n’allons pas vous vendre l’entreprise libérée comme étant une solution magique à tous les maux des salariés français, vous l’avez compris.
Cependant, son étude et l’étude de sa médiatisation peuvent nous révéler d’importantes leçons en termes de QVT – c’est ce à quoi nous allons nous atteler.
1. Qu’est-ce que l’entreprise libérée? Définition et exemples
Définition de l’entreprise libérée:
L’entreprise libérée est un modèle d’organisation théorisé par Isaac Getz en 2012. Ce modèle prône de “libérer” les employés de la hiérarchie pour améliorer la performance de l’entreprise. Autonomes et responsables, les salariés seraient alors plus motivés et engagés.
Ce modèle est fortement médiatisé depuis février 2015, date de sortie du documentaire Arte “Le bonheur au travail”. Cependant, nous devons la création du concept à Tom Peters, qui publie en 1993 « L’entreprise libérée : libération, management ».
Comment fonctionne l’entreprise libérée?
Ce modèle d’organisation repose sur un système de management fondé sur la confiance et la responsabilisation des employés.
Les membres de l’entreprise libérée, quel que soit leur statut hiérarchique, sont libres de prendre des initiatives, de proposer leurs idées et d’organiser leur travail comme bon leur semble.
Le système va même plus loin, en supprimant la notion de contrôle par les managers de proximité : les salariés, en toute autonomie, pratiquent l’auto-contrôle. Ils n’ont plus à reporter de leur travail auprès d’un manager. La diminution – voire la suppression – du management intermédiaire et des fonctions support est la preuve de la confiance accordée aux employés dans l’entreprise libérée.
Cependant, la hiérarchie ne disparaît pas complètement. Le passage au modèle de l’entreprise libérée est nécessairement initié par le top management. La vision de l’entreprise est alors portée par un leader charismatique et se veut partagée par tous les salariés.
Exemples d’entreprises libérées (et avènement du Chief Happiness Officer)
Les entreprises peuvent appliquer complètement ou partiellement le modèle de l’entreprise libérée :
- Adhésion à 100%
- Adhésion partielle, avec des expérimentations “libérées” à l’échelle d’équipes ou de départements
Parmi ces entreprises, nous pouvons en citer plusieurs qui se portent à merveille aujourd’hui :
- Chronoflex
- Favi
- Poult
- Gore Tex
- Harley Davidson…
Et d’autres qui expérimentent le concept :
Le secteur public est également concerné.
L’exemple le plus parlant est le ministère de la Sécurité sociale belge, libéré dans les années 2000, qui a ensuite vu l’avènement de la première Chief Happiness Officer (CHO) d’Europe.
Laurence Vanhée, à l’origine DRH du ministère de la Sécurité sociale belge, explique le nouveau sens qu’elle donne à sa fonction “RH” : Rendre Heureux. Plutôt que de gérer des ressources, elle veille à développer l’humain et la confiance.
Comme nous le disions dans notre article sur le bonheur en entreprise, sa démarche est alors couronnée de succès : chute de l’absentéisme, augmentation de la productivité, une marque employeur qui devient très attirante… et beaucoup d’économies.
D’une manière générale, les exemples d’entreprises libérées sont plutôt des exemples d’entreprises qui réussissent.
Mais ces quelques exemples suffisent-ils à affirmer que l’entreprise libérée est un véritable modèle, qui garantit le succès, duplicable partout ailleurs ?
2. Les limites de l’entreprise libérée
Si vous vous êtes déjà intéressé(e) à l’entreprise libérée précédemment, les exemples que nous venons de donner doivent vous sembler familiers.
En effet, étonnamment, les ouvrages et les articles sur les entreprises libérées citent toujours la même poignée de sociétés.
Nous pouvons légitimement nous poser cette question :
Pourquoi un modèle d’organisation aussi bénéfique fait-il si peu d’adeptes ?
Nos deux hypothèses sont les suivantes :
- C’est plus facile à désirer qu’à mettre en place
- Il ne s’agit pas vraiment d’un “modèle”, au sens d’une organisation réplicable
En y regardant de plus près, les jolies ambitions de l’entreprise libérée ont des limites certaines…
Limite 1: L’entreprise libérée n’est pas un modèle magique
On cite toujours les mêmes entreprises libérées.
La plus grande réussite, c’est Gore Tex aux USA. Dès l’origine, dans les années 50, son créateur l’a conçue comme une entreprise libérée.
Mais, finalement, peu d’entreprises ont réussi à mettre en place ce nouveau modèle.
La raison ?
Il n’y a pas de structure organisationnelle magique, qui libérerait n’importe quelle entreprise de tous ses maux.
Aplanir la hiérarchie, écouter les opérationnels, inverser la hiérarchie… D’autres modèles ont planché sur ces sujets avant l’entreprise libérée, sans parvenir à y répondre dans la durée (modèle de la pyramide inversée, réingénierie…).
Ces modèles d’organisation ne prennent pas cette dimension en compte :
L’organisation n’est pas l’unique point de friction, le seul responsable du mal-être au travail.
Nous le disions déjà à propos de la QVT : un ensemble de thématiques sont à prendre en compte, qui vont de l’organisation du travail à son contenu, en passant par l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée, l’engagement de tous à tous les niveaux, etc.
La seule réorganisation ne saurait être bénéfique à toutes les entreprises.
Alors, oui, pour certaines structures, l’entreprise libérée, ça marche.
Mais pour les autres ?
Limite 2: Ses dérives sont complètement contraires à la QVT
De nombreuses critiques de l’entreprise libérée soulèvent les dérives potentielles du modèle.
Parmi celles-ci, la notion de “servitude volontaire” dégrade la qualité de vie et créé un terreau propice au stress, voire au burn-out : les salariés ont tous adhéré librement au projet et à la vision de l’entreprise, ils ont consenti à porter cette vision, ils ont choisi d’en être responsables… ce qui justifie des charges de travail démesurées et une absence d’équilibre entre la vie professionnelle et privée.
Ce n’est pas grave, puisqu’ils l’ont librement choisi.
Par ailleurs, la suppression du contrôle par le management intermédiaire peut rapidement tourner à une ambiance de “flicage” de tous par tout le monde, les salariés devenant leurs propres “petits chefs”.
Enfin, l’initiative de libération doit être portée par le top management, qui peut surtout voir ici l’occasion de réduire considérablement les coûts de l’entreprise en supprimant le management intermédiaire et les fonctions supports… surchargeant de ce fait le reste des salariés.
Rappelons également que, aussi beau que le modèle paraît, de nombreux salariés ne se sentent pas la volonté de travailler en totale autonomie. Le mot “liberté” en fait rêver plus d’un, mais les études sur les entreprises libérées, en donnant davantage la parole aux leaders qu’aux salariés, ne sont pas révélatrices de la volonté de tout le corps salarial.
Limite 3: Les pro-entreprises libérées se trompent d’ennemis (ou le rôle bénéfique des intermédiaires)
L’entreprise libérée part de ce postulat :
Les managers intermédiaires et les managers de proximité alourdissent les procédures de contrôle, empêchent toute autonomie et reflètent le manque de confiance accordée aux salariés.
Il faudrait alors les supprimer.
Sans eux, les bénéfices seraient donc :
- Responsabilisation soudaine des salariés, qui deviennent autonomes
- Auto-motivation
- Auto-contrôle
- Et performance accrue (évidemment)
Quel est le problème ?
Nous sommes en 2019.
Les cadres intermédiaires ne sont déjà plus les “petits chefs” du taylorisme.
Leur unique fonction n’est pas le contrôle.
Par exemple, le management participatif existe depuis les années 1980.
Les types de management dits bienveillant, d’écoute ou de responsabilisation ne sont possibles que grâce à ces managers intermédiaires.
Aujourd’hui, pouvons-nous nous passer du rôle du manager de proximité ?
- Partager la vision et la direction au sein de l’équipe
- Activer et faciliter l’intelligence collective
- Ecouter, encourager les initiatives individuelles
- Gérer les conflits
- Gérer les compétences et la formation des employés
- Garantir les résultats
Ces tâches sont un travail à temps plein. Le salarié opérationnel est-il en mesure de cumuler son travail et celui d’un manager de proximité ?
Non, le management n’est pas mort.
Mais la bureaucratie, peut-être.
Car l’engouement pour l’entreprise libérée est révélateur de maux profonds, partagés par un grand nombre de salariés.
Nous ne nous leurrons pas : nous savons bien que, dans une majorité d’entreprises en France, la qualité de vie au travail n’est pas encore au rendez-vous.
En témoignent d’ailleurs les accablants chiffres sur l’engagement des salariés français : moins de 6% des salariés français engagés dans leur travail d’après le rapport de l’institut Gallup.
Bien que le modèle de l’entreprise libérée ne soit pas la solution la plus adaptée à la majorité ds entreprises, sa médiatisation révèle les maux des salariés français.
Ainsi, quelles leçons devons-nous tirer de la médiatisation de l’entreprise libérée ?
- Un besoin d’alléger les procédures de contrôle
- Un besoin de reconnaissance et d’écoute
- Un engouement spontané pour des concepts mal compris
3. Les leçons QVT: quelles sont les alternatives à l’entreprise libérée?
Pas de doute, l’entreprise libérée qui fonctionne peut apporter du positif à ses salariés.
Ces bénéfices ne sont cependant pas conditionnés à ce seul mode d’organisation et de management :
Finalement, toute démarche QVT bien pensée doit permettre d’obtenir des résultats positifs en termes d’engagement et de performance.
C’est d’ailleurs pourquoi Take a Coach délivre du coaching en qualité de vie au travail, et pas du coaching en organisation.
Toutefois, l’engouement médiatique pour le système “libéré” en particulier révèle les principaux maux d’aujourd’hui : l’absence d’autonomie, de confiance, de reconnaissance.
Alors, quelles leçons pouvons-nous tirer de l’entreprise libérée pour améliorer nos démarches QVT demain ? (…sans virer tous vos cadres intermédiaires!)
A. Aider les managers de proximité à devenir des managers bienveillants
Il faut reconnaître que le manager de proximité “à l’ancienne” (le “petit chef”) est impuissant à diriger et motiver les équipes.
Mais aujourd’hui, peu de managers se revendiquent un style directif.
En effet, le cadre intermédiaire dépend lui-même d’un manager, avec qui il souhaite entretenir des relations apaisées… Il sait donc que l’équipe qu’il dirige désire la même qualité de relation avec lui.
Cependant, manager n’est pas chose aisée. Peu de formations nous apprennent à devenir de bons managers, car la théorie ne saurait remplacer la pratique.
Devenir un bon manager n’est pas qu’une affaire de bonnes intentions.
- Savoir écouter
- Savoir responsabiliser
- Savoir encourager l’initiative individuelle…
… sont autant de compétences qui s’apprennent et s’entretiennent.
L’une des solutions alternatives à la libération de l’entreprise et à un changement complet d’organisation est d’accompagner les managers de proximité dans leur montée en compétences :
- En reconnaissant que leur rôle est indispensable à la performance des équipes
- En les accompagnant vers un style de management plus bienveillant
Pour travailler le style de management des cadres intermédiaires, le coaching s’avère une solution résolument fondée sur la pratique.
Les managers de proximité, suivis par un ou plusieurs coachs lors d’entretiens individuels mais également en situation avec leurs équipes, comprennent leurs points forts et leurs faiblesses et apprennent à intégrer la dimension de bienveillance dans leur management.
Plutôt que de supprimer les managers de proximité, ces derniers deviennent les leviers de relations professionnelles de meilleure qualité, d’une communication interne facilitée, d’un contenu de travail valorisé via la responsabilisation de chacun…
Bref, les leviers d’une meilleure qualité de vie au travail.
B. Aider les managers de proximité à se réapproprier leur rôle et leur temps
Ce discours vous fait peut-être sourire.
“Comment le manager de proximité peut-il accorder du temps à écouter ses collaborateurs, alors qu’il n’a même pas le temps de finir son reporting…”
Oui, bien souvent, ce n’est pas par manque de volonté que le manager d’aujourd’hui se limite à des fonctions de contrôle et de reporting.
C’est par manque de temps.
On dit que 50% du temps du manager est dédié aux tâches de reporting… et donc à rassurer leur propre manager.
Il ne suffit alors pas d’accompagner les managers de proximité vers un management d’écoute et de responsabilisation…
… Il faut aussi leur permettre de se réapproprier leur temps, afin de remettre l’humain et l’équipe là où ils doivent-être : au coeur de leur métier.
Cela signifie notamment alléger les tâches “bureaucratiques”. Par exemple, investir dans des outils pour automatiser le reporting et simplifier la gestion de projet ou de planning. De nombreuses solutions en SAAS existent à cet effet.
Avant de libérer son modèle d’organisation, pourquoi pas simplement libérer ses managers de proximité pour leur permettre de revenir près du terrain et des équipes ?
C. Analyser toutes les composantes de la qualité de vie au travail pour comprendre les problèmes… et les résoudre
Nous sommes finalement face à un socle de problèmes communs qui ne peut être résolu que par des solutions particulières.
Une majorité d’entreprises observent le désengagement, l’absentéisme, la démotivation de leurs employés… mais il n’existe pas de solution universelle.
L’entreprise libérée est une solution particulière à ces problématiques, mais elle est difficile à mettre en place, et non adaptée dans la plupart des cas.
Comment concevoir la solution appropriée à votre entreprise ?
Nous vous conseillons d’adopter une grande ouverture d’esprit vis-à-vis de la qualité de vie au travail (QVT).
En effet, une bonne qualité de vie ne dépend pas uniquement de l’organisation du travail (ni uniquement de la qualité des relations professionnelles, ou uniquement du lieu de travail…).
Vous pouvez observer chacune des 10 composantes de la QVT pour identifier les freins et les leviers d’amélioration :
- Qualité du contenu du travail
- Qualité de l’organisation du travail
- Qualité des relations professionnelles
- Qualité de l’information partagée au sein de l’entreprise
- Équilibre entre vie professionnelle et vie privée
- Possibilité de développement personnel
- Engagement partagé par tous, à tous les niveaux hiérarchiques
- Qualité de l’environnement de travail
- Égalité entre les collaborateurs et les collaboratrices
- Qualité du dialogue social
Le recul offert par un regard extérieur à votre société, comme le regard d’un coach en QVT, peut s’avérer d’une grande aide à cette étape.
L’état des lieux de la QVT et de ses 10 composantes permet aux dirigeants et à leurs équipes de :
- Prendre conscience des blocages
- Concevoir leurs propres solutions pour y remédier
La démarche ne se fait pas en un claquement de doigts.
Mais si elle est portée dans la durée par l’ensemble de vos collaborateurs, à commencer par vos managers, alors vous parviendrez à réhausser cette affreuse statistique :
“6% de salariés français se sentent engagés dans leur entreprise”